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Car, enfin, si c'est une mauvaise action de noircir dans l'esprit du prince le dernier de ses sujets,
qu'est-ce lorsque l'on noircit la nation entière, et qu'on lui ôte la bienveillance de celui que la Providence a
établi pour faire son bonheur ?
Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent à notre saint prophète.
Tu sais que, dans les banquets sacrés où le seigneur des seigneurs descend du plus sublime trône du
monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile. On
ne m'a jamais vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m'a fallu
cesser d'être sobre, je n'ai point cessé d'être honnête homme ; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j'ai
risqué ma vie, et jamais ma vertu.
Je ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de prince si méchant que son ministre ne le soit
encore davantage. S'il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée ; de manière que
l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers. Mais comprends-tu
qu'un homme qui n'est que d'hier dans le ministère, qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir dans un
moment l'ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va
faire opprimer ?
Un prince a des passions ; le ministre les remue. C'est de ce côté-là qu'il dirige son ministère ; il n'a
point d'autre but, ni n'en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges, et lui le flatte plus
dangereusement par ses conseils, par les desseins qu'il lui inspire, et par les maximes qu'il lui propose.
De Paris, le 25 de la lune de Saphar 1719.
Lettre CXXVII. Rica à Ibben, à Smyrne 170
Lettres persanes
Lettre CXXVIII. Rica à Usbek, à***
Je passais l'autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra un homme de sa
connaissance qu'il me dit être un géomètre, et il n'y avait rien qui n'y parût : car il était dans une rêverie
profonde. Il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche et le secouât pour le faire descendre jusques
à lui, tant il était occupé d'une courbe, qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous
deux beaucoup d'honnêtetés, et s'apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les
menèrent jusque sur la porte d'un café, où j'entrai avec eux.
Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du
café en faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut
qu'il se trouvait dans un lieu agréable : car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s'il n'avait pas
eu la moindre teinture de géométrie.
Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui,
dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s'élevaient au-dessus des autres : martyr de sa
justesse, il était offensé d'une saillie comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien
pour lui n'était indifférent, pourvu qu'il fût vrai. Aussi sa conversation était-elle singulière. Il était arrivé ce
jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques, et il
n'avait vu, lui, qu'un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet barlong de dix
arpents. Il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées que les allées
des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il
parut fort satisfait d'un cadran qu'il y avait démêlé, d'une structure fort singulière, et il s'échauffa fort contre
un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda si ce cadran marquait les heures
babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie : et il nous donna soudain
les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrite en l'air, et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer
entièrement le succès. Un homme se plaignait d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant par une inondation. "Ce
que vous me dites là m'est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne me suis pas trompé dans
l'observation que j'ai faite, et qu'il est au moins tombé sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée."
Un moment après, il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite, et qu'il négligeait de regarder
devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme. Ils se choquèrent rudement, et de ce coup ils
rejaillirent, chacun de leur côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un
peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre : "Je suis bien
aise que vous m'ayez heurté, car j'ai une grande nouvelle à vous apprendre : je viens de donner mon Horace
au public. - Comment ! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. - Vous ne m'entendez pas, reprit
l'autre : c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour ; il y a vingt ans que je
m'occupe à faire des traductions. - Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez
pas ? Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ? - Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je
n'aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des bons auteurs familière ?
-Je ne dis pas tout à fait cela : j'estime autant qu'un autre les sublimes génies que vous travestissez.
Mais vous ne leur ressemblerez point : car, si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les
traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu'une pièce d'or et même sont
d'un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et d'un mauvais aloi. Vous voulez,
dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts, et j'avoue que vous leur donnez bien un corps ; mais
vous ne leur rendez pas la vie : il y manque toujours un esprit pour les animer. Que ne vous appliquez-vous
plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu'un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? "
Lettre CXXVIII. Rica à Usbek, à*** 171
Lettres persanes
Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très mécontents l'un de l'autre.
De Paris, le dernier de la lune de Rébiab 2, 1719.
Lettre CXXVIII. Rica à Usbek, à*** 172
Lettres persanes
Lettre CXXIX. Usbek à Rhédi, à Venise
La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui
n'ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies.
Il semble qu'ils aient méconnu la grandeur et la dignité même de leur ouvrage : ils se sont amusés à [ Pobierz caÅ‚ość w formacie PDF ]

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